Le devoir d’ingratitude : Le sel qui manque à la sauce de la démocratie africaine
Introduction : La leçon de Badinter sur le sens de la fonction publique
Lorsque François Mitterrand nomma Robert Badinter à la présidence du Conseil constitutionnel en 1986, ce dernier exprima sa gratitude mais ajouta une phrase marquante : « Dorénavant, j’ai un devoir d’ingratitude envers vous. » Par ces mots, Badinter ne cherchait pas à dénigrer Mitterrand, mais à rappeler un principe essentiel de la démocratie : être nommé par le président ne signifie pas être à son service personnel. Cela signifie plutôt être au service de la République et de ses valeurs. Dans un État de droit, la reconnaissance et la loyauté doivent être dirigées non pas vers une personne, mais vers les principes mêmes de la République.
Cette affirmation souligne une exigence fondamentale dans l’exercice des fonctions publiques : l’indépendance vis-à-vis de celui qui accorde le pouvoir. L’acte de servir la République suppose parfois de défier les attentes personnelles, même de ceux qui ont ouvert les portes d’une carrière. La gratitude de Badinter ne se destinait pas à Mitterrand en tant qu’individu, mais à la République qu’il s’engageait à défendre. Par ce « devoir d’ingratitude », il proclamait que sa fidélité irait exclusivement à la loi, à la justice, et au bien commun.
La gratitude en politique africaine : un concept à reconsidérer ?
Dans le contexte politique africain, la loyauté et la gratitude envers les figures d’autorité sont souvent considérées comme des vertus majeures. Or, lorsque ces vertus sont dirigées vers des individus plutôt que vers les institutions, elles risquent de devenir des obstacles à la démocratie. Le respect de la fonction publique doit signifier un engagement envers l’État et ses valeurs, non une dévotion personnelle qui alimente le clientélisme ou le népotisme.
Appliquer le principe de « devoir d’ingratitude » en politique signifie encourager chaque fonctionnaire, élu et ministre à servir les valeurs de l’État au-dessus des allégeances personnelles. Cela nécessite un certain courage, car en s’affranchissant des liens de loyauté envers les dirigeants, ils risquent de perdre le soutien de ceux qui les ont nommés. Mais cette indépendance est un acte essentiel pour la démocratie : elle permet aux institutions de gagner en crédibilité et de prendre des décisions dans l’intérêt général.
Les forces de sécurité : un devoir de loyauté envers la République, non envers un chef
Cette idée de « devoir d’ingratitude » ne concerne pas seulement les hauts fonctionnaires et les responsables politiques, mais également les forces de sécurité – police et armée – qui ont pour mission première de protéger les citoyens et de garantir l’ordre public. Dans plusieurs pays africains, cependant, il est tristement courant de voir les forces de sécurité se tourner contre la population, obéissant aux ordres de leaders politiques pour étouffer les manifestations et maintenir le pouvoir en place. Ces actions violent le principe même de loyauté envers la République.
Lorsque les forces de sécurité ouvrent le feu sur des manifestants ou répriment brutalement des mouvements citoyens, elles trahissent leur mission républicaine. Leur rôle est de défendre les droits et libertés des citoyens, et non de servir les intérêts personnels de dirigeants en difficulté ou d’obéir aveuglément à des ordres qui vont à l’encontre du bien commun. Dans une véritable démocratie, la police et l’armée doivent être des gardiens de la paix, capables de refuser des ordres illégitimes s’ils mettent en péril les citoyens qu’ils ont juré de protéger.
Un devoir de loyauté républicaine : la maturité de notre démocratie en dépend
L’évolution de la démocratie passe nécessairement par le développement de contre-pouvoirs et l’affirmation de l’indépendance des institutions et des fonctionnaires face aux pressions politiques. Sans ce « devoir d’ingratitude » envers les individus et cette loyauté envers les principes républicains, les institutions sont condamnées à demeurer des instruments de pouvoir personnel, au détriment de la collectivité. La maturité de nos démocraties africaines repose sur cette capacité à affirmer une loyauté envers la République, et non envers ceux qui détiennent le pouvoir temporaire.
Le courage de figures comme Monsieur Guidigbi, directeur de la Loterie nationale Béninoise sous le régime Kérékou, en est un exemple frappant. À une époque où le pays était à l’agonie financièrement, avec des fonctionnaires n’ayant pas reçu de salaire pendant des mois en raison d’une gestion défaillante, Kérékou ordonna la mise à contribution des caisses de la Loterie nationale pour soulager le trésor public. Guidigbi, face à cette pression, refusa de céder, démontrant ainsi une véritable loyauté envers les valeurs républicaines et l’intégrité de l’institution qu’il dirigeait.
Des gestes de résistance qui manquent à notre démocratie
Cet acte de courage n’était pas simplement une décision administrative ; il représentait une forme de résistance face à la mauvaise gouvernance et un refus d’adhérer à des pratiques qui auraient pu compromettre l’avenir de l’institution et, par extension, du pays. En choisissant de ne pas céder aux pressions, Guidigbi a non seulement protégé la Loterie nationale, mais a aussi envoyé un message fort sur la nécessité d’une gouvernance responsable et éthique.
Ces gestes de résistance, pourtant cruciaux pour la santé d’une démocratie, se font trop rares. Lorsque les fonctionnaires, les policiers et les militaires s’alignent sur les attentes personnelles des dirigeants au lieu de se concentrer sur leur mission républicaine, ils compromettent les principes qui doivent guider leurs actions. La maturité de notre démocratie passe par la multiplication d’actes de résistance à de telles dérives, car ils permettent de garantir que l’État reste au service des citoyens et non des intérêts d’un petit nombre.
Un avenir fondé sur des institutions indépendantes
Pour que les institutions puissent véritablement servir les citoyens, il faut une nouvelle génération de dirigeants, fonctionnaires, policiers et soldats qui incarnent cette indépendance républicaine. En refusant les abus et les manipulations, en servant le bien commun avant les intérêts particuliers, ils contribuent à la consolidation de la démocratie et à la confiance des citoyens dans leurs institutions.
En conclusion, notre démocratie grandira en embrassant ce « devoir d’ingratitude » : une loyauté sans faille envers la République et ses principes, même lorsque cela exige des sacrifices personnels. C’est cette fidélité exclusive aux valeurs républicaines qui deviendra le socle d’une démocratie stable, où chaque acteur de l’État, des hauts fonctionnaires aux forces de sécurité, est un véritable gardien de l’intérêt collectif et de la justice.
Par Todema WOWO
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